Marc Beuvain enseigne le yoga depuis 26 ans. Il a accepté de répondre à quelques questions autour de l’apprentissage et de l’enseignement du yoga. En complément de cet article, publié dans le numéro 141 de la revue Infos Yoga, retrouvez la vidéo de l'interview sur la chaîne Youtube de Marc Beuvain, en accès libre.

 

Comment as-tu démarré ton chemin sur la voie du yoga ?

J’ai commencé le yoga étant jeune adulte, dans mon village, et j’ai été très touché par ce que je comprends maintenant comme un état de centrage, à la fin de la séance je me sentais réellement aligné, c’est une sensation que je ne connaissais pas avant. J’ai ensuite suivi une formation de yoga, mais ce n’était pas pour enseigner, et j’ai été profondément touché par ce qui a été dit durant ce weekend. J’ai compris que le yoga mettait en avant le respect de sa ligne de vie.

Nous avons tous des conflits identitaires, une perte de sens, un manque de lien à notre autorité intérieure. J’ai eu envie de comprendre, de développer cela. J’ai continué la formation, au bout d’un an je donnais un cours de yoga par semaine en parallèle à mes études de dessinateur industriel, malgré tout j’ai été au bout de mon parcours scolaire. Et 6 mois après avoir validé mon diplôme j’étais en Inde, je voulais aller à la source. J’ai appris l’anglais sur place et j’ai reçu un enseignement quotidien du lundi au samedi sur une année complète, en individuel. Le dimanche j’allais enseigner dans un orphelinat.

Dans quel cadre ces cours avaient-ils lieu ?

C’était dans l’une des pièces de la maison de l’enseignant, il s’agit de la maison de la famille de TKV Desikachar, à Chennai. Il n’y avait pas de cours collectifs, je n’ai jamais vu de cours collectifs en Inde. Le yoga a toujours été transmis en se reposant sur un rapport à l’autre entre professeur et élève. Cela m’a permis d’avoir un lien avec cette famille durant 8 ans. J’ai essentiellement étudié avec Kausthub Desikachar qui est le fils de TKV Desikachar, avec qui j’ai aussi étudié.

Quelle est la particularité de ton enseignant ?

Son but était de me transmettre tout ce qu’il y avait à recevoir, comprendre l’humain selon le yoga grâce à tous les anciens textes, comprendre les rouages du mental, les conflits émotionnels, les degrés de liberté de conscience… TKV Desikachar disait « il n’y a pas d’outil qui va réellement transformer les autres, tout ce que l’on peut transmettre, c’est l’ouverture de cœur ». Il faut entendre par là le respect de sa ligne de vie et pour cela il faut un peu de courage et de panache. Tous les textes de yoga parlent de la liberté de conscience : retrouver la force mentale qui permet de se défaire du poids des préoccupations et des peurs et ainsi respecter l’appel intérieur, l’appel du cœur.

Quel est la place des techniques (asana, pranayama…) dans ton enseignement ?

Je vois tout l’outillage yoguique (postures, respirations, etc.) comme des conditions nécessaires pour favoriser le lien à soi, trouver le centrage, faire silence. Je pense que la pratique posturale ou respiratoire et intéressante mais ce n’est pas l’objectif. C’est simplement retrouver les conditions nécessaires pour se relier à soi. Je ne rejette pas la posture mais je suis conscient de sa limite.

Dans le Hatha Yoga Pradipika, on met en avant la liberté de conscience, dans ce texte il est dit que tous ceux qui se reposent uniquement sur la posture pour atteindre cet objectif ultime finiront par abandonner, deviendront maniaques de la posture ou suicidaires. Je ne rejette pas la posture, je la pratique et je l’enseigne, mais il y a tout le reste à mettre en œuvre. Il faut aussi se déployer sur le plan énergétique, sensoriel, respiratoire, un style de vie approprié, de l’introspection, un environnement, un clan. Actuellement, il n’y a pas toujours la façon de pratiquer qui permet de goûter réellement au centrage.

Comment pourrait-on transmettre de façon juste, et comment trouver un enseignant ?

Il faut se défaire de toutes les recettes du yoga et surtout en garder la logique, ce qu’il y a derrière les techniques. C’est une invitation à se redresser, à développer une force mentale.

Par exemple en yoga on parle beaucoup de la relation aux autres, notre entourage social doit être à la hauteur de notre démarche. Si on a pour objectif d’aller vers un déploiement personnel (affirmation de soi, être davantage en cohérence, développer charisme et créativité…) nous allons aller sur des terrains nouveaux, il ne faut pas être freiné par l’entourage. On recherche un terreau social (intime, amical, professionnel) dans lequel on est reçu pour ce que l’on est. Une bonne partie de notre entourage a intérêt à ce que nous ne changions pas, il faut injecter de la vérité dans nos relations pour pouvoir être accueillis dans notre transformation personnelle. Quand on s’identifie beaucoup à l’autre pour ce qu’il est, pour ce qu’il représente, que fait-on lorsqu’il change ? On sera amenés à faire des choix de cœur qui ne pourront pas être expliqués de façon rationnelle aux autres, il faut que l’entourage suive notre folie.

Ensuite, on parle de discipline, d’introspection, de contentement pour améliorer notre relation à nous-même. Donc en plus de l’environnement approprié il faut un style de vie approprié : temps de sommeil, nourriture qui ne provoque pas la léthargie, des temps d’introspection, se discipliner, réduire les obstacles de toutes natures (financiers, articulaires, mentaux, psychiques…). Le yoga n’apportera pas forcément toutes les solutions pour cela, on peut prendre la grille de lecture du yoga et rechercher ensuite des solutions, tout mettre en œuvre pour lever les obstacles.

On parle ensuite d’activité physique modérée. Mais la posture telle qu’elle est enseignée actuellement n’est pas toujours adaptée. On a l’activité respiratoire, il est essentiel de comprendre que l’allongement de la respiration stimule le système nerveux et permet le repos. En yoga on a le pranayama, mais il y a aussi le chant, les instruments à vent, la natation… Le pranayama c’est l’allongement en conscience de sa respiration. On peut pratiquer le pranayama ou utiliser n’importe quel outillage qui va dans ce sens.

« La raison d’être du yoga c’est la reprise en main du mental et le respect de sa ligne de vie, donc la liberté de conscience ».

Que faire quand l’entourage n’est pas un bon terreau ?

On le travaille. Il faut respecter le plus possible et le plus longtemps possible nos responsabilités à l’égard de ces personnes, sortir du mensonge, déployer sa vérité, faire preuve de sagesse et de patience, montrer ce que l’on est et laisser l’autre se positionner. Si l’autre à toute l’endurance, tout le respect, tout l’amour envers nous, on pourra avancer ensemble. Si ça ne tient pas on arrête. Pour rendre l’entourage apte à nous accueillir, il faut se montrer.

Comment retrouver ce lien à soi quand on l’a perdu ou comment être sûr que c’est le vrai soi qui s’exprime ?

Se relier au corps et à la respiration est essentiel, on ne peut pas se relier à l’âme s’il y a trop d’agitation pour être présent. Une première piste est donc de se muscler le mental pour être apte à rentrer à la maison. La première porte c’est le corps, la deuxième est la respiration. Par les techniques de yoga ou par l’application de la logique (activité physique modérée, effort respiratoire). Il faut reprendre possession de sa matière. Je dis souvent « si vous n’arrivez pas à vous reliez à votre corps et à votre respiration, ne vous mariez pas ou ne divorcez pas cette année ! » parce que le choix ne viendra pas de l’âme. Pour être sûr que le choix de vie vienne d’un appel du cœur et non pas d’une histoire qu’on se raconte, il faut commencer par se prouver son aptitude à rentrer à la maison.

On ne peut pas attendre d’être dans le respect total de sa ligne de vie pour agir !

Effectivement, on ne cherche pas la perfection spirituelle, mais il faut au moins ouvrir une fenêtre sur le cœur, se réapproprier la sensation du corps, la respiration, et se relier aux sens et à l’instant.

Il y a de petits repères présentés dans les anciens textes qui permettent de savoir si l’on prend le bon chemin. On ne peut pas être dans un élan de cœur juste tout en étant sous l’influence de la colère, de l’impatience ou de la jalousie. Pour écouter la radio, il faut que le GPS soit coupé. Pour entendre le cœur, il ne faut pas qu’il y ait de bruit. Si l’on fait un choix de cœur, il n’y a pas de réaction émotionnelle forte.

Parfois on ferme la porte à quelqu’un s’il provoque une émotion forte en soi. Mais on ne peut pas s’éloigner quelqu’un avant de s’être ouvert totalement à cette personne. Il faut ressentir pleinement l’autre avant de décider si l’on s’en éloigne. Il faut aussi être capable de regarder l’autre en étant pleinement en soi, centré, dans son corps. Ça nécessite juste de laisser l’autre tranquille. On se maintient dans l’état de spectateur. Le yoga est uniquement le déploiement mental nécessaire pour se réapproprier sa réalité, qui se combine avec l’environnement et le style de vie appropriés. Nous sommes trop nombreux à maintenir entre nous et le monde extérieur des convictions imposées par des croyances, de l’imaginaire, de la mémoire ou de l’émotion. Il faut se désarmer pour comprendre l’autre et accéder à la vérité. Ensuite des éléments du monde vont nous sembler plus justes que d’autres. Quand ça sonne fort dans le cœur, il faut trouver les moyens de se rapprocher de ce qui semble juste, matérialiser ce qui nous appelle. Posture et respiration nous rendent simplement aptes à la vie mais le plus important c’est la mise en mouvement vers ce qui est juste pour soi. La transformation ne se fera que si l’on a l’audace de suivre cet appel. Posture et pranayama seuls amènent du confort mais pas de réelle transformation.

Dans l’abondance de ressources sur le yoga, comment trouver un enseignement qui nous touche et qui soit transformateur ?

Il n’y a pas tant d’abondance, souvent, seule la posture est mise en avant. Je pense qu’il faut oser mourir au yoga, arrêter d’y croire, regarder ce que l’on veut soi-même, identifier ses besoins et regarder si le yoga peut nous aider à aller vers nos objectifs. Si oui tant mieux, sinon on va voir ailleurs. On vit très bien sans yoga. Le yoga offre une notice humaine hors norme. Mais l’abondance présente sur le marché du yoga ne donne pas ces clefs.

Quelle est la particularité de ton enseignement ?

Je propose d’aller à l’essentiel, on accède rapidement à un essentiel du yoga et on prend vite des virages de vie. Je donne le goût et l’accès au centrage.

Dans le Yoga Yajnavalkya Samhita on met en avant deux profils de personnes : les endettés et les non-endettés, seuls ces derniers sont aptes à la pratique et à la transmission du yoga.

Il y a 3 types de dettes. Tout d’abord, le cadeau de la vie, et a première chose à faire avant de s’intéresser au yoga est de rendre la vie en honorant sa responsabilité familiale. Nous sommes aussi endettés d’un point de vue civilisationnelle : nous devons défendre les valeurs de notre civilisation. Les différences doivent se respecter, se transmettre et s’aimer. Le troisième endettement est une invitation à développer notre sensibilité, un lien à Dieu.

C’est donc une invitation à être responsable familial, civilisationnel et spirituel. Lorsque ces 3 conditions-là sont respectées (dans un contexte du XIIIème siècle avant J-C !) alors le yoga peut être pratiqué ou enseigné. Si vous recherchez un enseignant, cherchez les non-endettés, ceux qui ont déjà fait preuve d’engagement, de loyauté, de responsabilité. Il y a plus de chance que vous receviez avec eux un enseignement mature et profond. Regardez qui transmet et pourquoi cette personne transmet.

La majorité de celles et ceux qui pratiquent le yoga sont endettés : ils ne veulent pas de famille, pas de dieu, et ils rejettent leur civilisation.

Le yogi est donc pleinement engagé dans le monde ? Comment la pratique de yoga et la vie quotidienne sont-elles liées ?

En entretenant son corps et son mental, nous serons de plus en plus aptes à être responsables. Quand nos trois responsabilités sont honorées, on est alors libres de se consacrer à cet appel profond. Lorsque j’ai voulu partir en Inde, mon entourage m’a conseillé d’aller au bout de mes engagements avant. A Paris, j’ai rencontré la famille Desikachar. Ils m’ont demandé de finir mes études avant de venir en Inde. Tout le monde m’a dit la même chose : va au bout de tes responsabilités.

Il y a plein d’outils dans le yoga, dont ishvara pranidhana : nous sommes appelés à retrouver du lien au divin car la sensibilité et l’humilité nécessaires pour se relier au divin sont les mêmes que celles qui sont nécessaires pour nous relier à notre âme. C’est pour cela que l’on dit que l’autoroute de l’âme, c’est Dieu, et il n’y a pas forcément de dogme, de livre ou de chapelle. Se relier à Dieu est la voie la plus directe, mais si cela ne vous parle pas, il y a d’autres choses à faire pour vous relier à votre ligne de vie. Le rejet en bloc des religions me semble incompatible avec la voie du yoga.

Ton enseignement aide les personnes à retrouver ce lien ?

J’essaie de faire comprendre que le but est le respect de sa ligne de vie, ne plus se soumettre à ses peurs, et rester avec ce qui demeure, c’est-à-dire soi. Je ne parle que de cela et je propose un outillage pour aller vers cette liberté. Je peux proposer des solutions pour améliorer la santé par le yoga, mais toujours avec la liberté de conscience comme objectif ultime. Seulement, cette liberté ne se trouve pas dans un corps malade. Nathamuni dit qu’il n’y a qu’un yoga, tiré des védas, et il faut ensuite l’adapter aux besoins de l’autre avec toujours cet objectif de liberté de conscience. Il dit que pour les plus jeunes, on utilise beaucoup la posture. Pour les adultes (quelqu’un de responsable) on parle d’un entretien physique et d’une tenue mentale par la gestion de la respiration. Et pour les personnes âgées, qui ont lâché leurs responsabilités, on parle d’un retour à soi total. Pour les personnes malades, le plus important est de résoudre les divers problèmes qui les empêchent d’avancer. Nous sommes finalement nombreux à être malades ! Une personne qui n’est pas malade peut faire face aux trois types d’endettement.

D’où vient le nom de ta structure, vicitra ?

Je trouve l’âme et l’humain précieux. Desikachar m’a donné plusieurs termes en sanskrit signifiant « précieux » et parmi eux j’ai choisi vicitra. Le site vicitra.yoga permet de retrouver l’intégralité des enseignements de mes enseignements. Il y a environ 52 jours de contenu pédagogique disponibles en ligne. Il y a des cours collectifs chaque jour. Le yoga devrait être pratiqué chaque jour, chez soi, et ce cadre « en ligne » permet de faire cela tout en étant accompagné. J’ai également un programme créé pour apprendre à créer ses propres séances. Et je propose également du contenu aux personnes qui souhaitent transmettre à leur tour. Enfin, je propose une étude complète des Yoga Sutra de Patanjali et des poèmes de Krishnamacharya.

Si tu n’avais qu’un conseil à donner aux personnes qui ont lu cette interview, quel serait-il ?

Si l’on n’a pas encore trouvé son chemin, il est bon de commencer par déterminer ce que l’on ne veut plus. Le yoga n’a pas 4000 ans pour finir sur un tapis en leggings, il y a une logique au-delà de la pratique posturale et cette logique est réellement présente dans divers enseignements liés à chaque civilisation. Si j’avais eu une éducation réelle dans le respect de ma civilisation, je n’aurais jamais été en Inde. Ce n’est pas normal qu’un français de 22 ans finisse en Inde pour comprendre la vie.