Colette Poggi

 

Qu’est-ce que le corps ? Qu’est qu’une posture ? Quelle est sa raison d’être ?

La posture, comme le souffle, me façonne,
Elle crée une onde qui, à l’image des vagues, viennent l’une après l’autre polir les galets.

La pratique transforme, ou comme les Nāthayogin le disaient, elle « cuit », elle fait parvenir à
maturation.

De même que la posture et le souffle conduisent vers une perception du corps plus intériorisée
et plus subtile, la méditation centre l’esprit et l’apaise.

 

La sensation d’être vivant


Quelle expérience plus exaltante que de se sentir pleinement vivant, sans pensée intruse ?

« De quoi êtes-vous expert ? »
« De la sensation d’être vivant ».


C’est ainsi que répondit tout simplement Kaśyapa, un sage de l’Inde ancienne à un disciple
qui l’interrogeait.

Il me semble que le yoga ne vise pas autre chose. Au travers d’innombrables styles, doctrines
ou lignées, une seule chose est recherchée, le contact avec la vie à l’état pur. YUJ, la racine
verbale de yoga, exprime un sens général de joindre, d’unir, de rassembler ce qui est dispersé,
divisé ; cette racine suggère également l’action d’accomplir avec une intense attention un
rituel pour sacrifier à l’Harmonie cosmique.

Dans les couleurs, discerner et ressentir la lumière.
Dans les mouvements, l’énergie.
Dans les pratiques respiratoires, le souffle de vie.

Ce n’est pas si simple que cela en a l’air ! Nous sommes tellement habitué(e)s à faire, à
vouloir, à construire, et jamais à lâcher prise, à s’abandonner au courant de la vie qui, bon an
mal an, fait son chemin avec nous, en nous.

Cette rivière qui, d’onde en onde, se trace d’elle-même, notre vie, alors, autant la vivre sans
prétention ni complication, pleinement présent à sa beauté innée.

Drôle d’aventure que le yoga ! On se pose, on joue le jeu, et on laisse à la porte les remous du
monde. Une halte sur une île, au milieu de l’océan avant de replonger dans les tourbillons. À
quoi cela peut-il bien servir ? À reprendre son souffle, à goûter la lumière, l’espace, la saveur
du silence, du rien, de ce « je ne sais quoi » enivrant et indéfinissable. Tout cela, et plus
encore, car cette « mise sur pause » permet aussi une certaine transparence ; voir plus clair en
soi, comprendre autrement le sens des choses, parce qu’on les aperçoit d’un ailleurs, différent
de notre confort mental et physique habituel.

Pour un peu, le nouveau pratiquant se prendrait pour un pionnier du yoga… et, à son échelle,
il l’est ! Car il sent bien, peu à peu, s’élargir son horizon, murmurer une voix intérieure, il se
sent respirer plus amplement. Et même, parfois, vivre d’un élan nouveau.
On n’imagine pas forcément, au début de la randonnée, que tant d’autres avant nous ont tenté
l’aventure. C’est le cas pour le yoga, un fleuve millénaire aux multiples affluents, qui draine
dans ses flots tant de trésors. Des germes de vie à portée de main, de pensée, des antennes
internes.

 

La pratique et la connaissance



Bien des explorateurs ont, chacun à leur manière, arpenté cette voie. Certains ont semé des
étincelles qui nous parviennent aujourd’hui. J’ai jadis entendu une parole que je n’ai jamais
pu oublier.

« Pour pratiquer, il faut comprendre, et pour comprendre, il faut pratiquer. »

Autrement dit, l’expérience pratique (posture, respiration…) se trouve approfondie et fortifiée
par la connaissance. Celle-ci ne demande qu’à se dévoiler, pour peu que les questions
affleurent. Tout dépend de la motivation, de ce qui met l’être en mouvement.
Par quelles intentions, à l’origine, les « vrais » pionniers du yoga étaient-ils portés ? Que
cherchaient-ils en vérité ? Comment voyaient-ils le corps, l’univers, le souffle ?
Qu’attendaient-ils de leurs pratiques, de l’expérience posturale ? Pourquoi se couler dans telle
forme, arbre, montagne, éléphant, Shiva dansant ou cadavre ?

Au cours des siècles, de maître en disciple, plusieurs lignées de transmission ont affûté des
techniques, élaboré des doctrines. Que peuvent-elles nous apporter aujourd’hui ? Libre à nous
de nous mettre à l’écoute de ces Robinsons échoués sur cette drôle d’île à découvrir, leur
corps vivant. Certains d’entre eux, (les plus téméraires ?), ont laissé la trace de leurs
expériences au fil des textes. Pourquoi ne pas leur demander le chemin, on ne sait jamais, ils
pourraient nous apprendre quelque chose ? Sur quoi ? À nous de le découvrir.

Ainsi, comprendre pour pratiquer, c’est allumer une lumière pour mieux se repérer dans le
clair-obscur des méthodes.
Pratiquer, c’est mettre à l’épreuve les intuitions et goûter par soi-même les saveurs évoquées
par ces yogin qui ont ouvert des voies.

L’expérience, voilà le mot-clef du yoga, expérience du corps, du souffle et de l’esprit. Mais
aussi conscience de ce qui est en train de se vivre. Conscience de l’expérience vécue, dans
une écoute intérieure intense.

Si l’on va à l’essentiel, dans les milliers de textes qui nous sont parvenus, le cœur du yoga, la
raison d’être des postures et autres techniques, se résume à cela. Un éventail de moyens, de
chemins, pour une unique destination : l’harmonie intérieure fondée sur la connaissance de
soi.

Tel est notre modeste projet : que ce livre serve d’interface entre les pratiquants d’aujourd’hui
et ceux qui, depuis des millénaires en Inde, ont transformé leur expérience en chemin.
Traditionnellement, la transmission se fait de cœur à cœur et de souffle à souffle. Le courant
passe aussi à travers les paroles, les textes, ainsi que par des symboles sonores (mantra) ou
graphiques (yantra, maṇḍala). Il est bon de savoir que ces diagrammes linéaires, porteurs de
significations métaphysiques, innervent les structures posturales. Cet aspect méconnu des
āsana apporte sur cette pratique un éclairage nouveau.
Yantra signifie étymologiquement « instrument de maîtrise ». Alors que les yantra peuvent
intégrer diverses figures géométriques, les maṇḍala (cercle, disque) sont en général de nature
circulaire. Cependant cette classification est parfois floue. Tous deux, yantra et maṇḍala, ont
en commun une fonction symbolique et servent de support dans diverses pratiques yoguiques,
telles que les concentrations, les méditations, etc.

 

La Science des lignes rekhā-vidyā रेखाविद्या



Avec la délivrance, l’une des finalités essentielles du Haṭha Yoga est la mise en circulation
des énergies ankylosées dans l’espace du corps, véhicule de notre existence. Nous sentons
bien que nous ne sommes pas que corps physique. Les cellules, les fibres les plus profondes
interagissent et sont le jouet de nos pensées, émotions, intentions. L’espace du corps mis en
lumière dans le haṭhayoga est fait de souffle et de conscience. Cette structure énergétique est
en perpétuelle transformation. Elle « joue » sa symphonie, mais y a -t- il un chef d’orchestre ?
À nous de le découvrir.

Il suffit d’observer un pratiquant bien unifié, établi dans une posture, tout son corps, son
visage exprime un sentiment de joie intériorisée et d’apaisement. Aucune trace de prétention à
faire, à paraître. Combien cela serait vain ! Dans le secret de son être, la yoginī ou le yogin se
coule dans/ intègre une structure quasi-géométrique, carrée, triangulaire, circulaire, dotée de
médianes, de diagonales, de verticales, d’horizontales, d’obliques. Il y a un ciel, une terre, et
les autres éléments, eau, feu, vent. Et surtout un centre, pivot autour duquel tout s’articule. Il
en va de même pour la spirale de l’escargot, les nervures déployées des feuilles, et pour tous
les éléments cosmiques.

Quelle extraordinaire intuition (cf note 1)  ! La théorie des lignes de direction fournit en effet au yogin un
instrument exceptionnel pour parfaire l’āsana car elles permettent de mettre en synergie
divers registres, à l’intérieur du corps, comme entre le corps-microcosme et le macrocosme.
Cette Science des lignes rekhā-vidyā fut de longue date un terrain d’exploration pratique en
Inde. Elle donna lieu au Vāstuśāstra (traité d’architecture), dont le Feng shui s’est inspiré. De
telles structures ne sont pas anodines, mais correspondent à des circuits d’énergie par lesquels
on peut entrer en consonance avec des éléments universels, arbre, montagne, océan, feu, soleil
ou lune.

 

----------

1 On trouve une résonance très intéressante de cette intuition dans l’Occident médiéval dans les romans d’Henri
Vincenot, notamment Le pape des escargots (1972) et Les étoiles de Compostelle (1982).