Cet article est extrait du numéro 124 de la revue Infos yoga
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« Il y a eu un oubli fondamental dans la transmission de la posture en Occident : la langue. »

Swami Rama Tirtha (1873-1906)

Nous utilisons notre langue pour parler, manger, déglutir et parfois embrasser. Cet organe de la parole et du goût est une structure complexe qui réunit 17 muscles.


À cause du tabou qui frappe cet organe, nous le sous-utilisons et le sous-estimons. En Occident, la langue doit rester cachée dans la cavité buccale, on ne la montre qu’à son médecin, la tirer en public est condamné par la bienséance comme signe d’impertinence, voir de rébellion.

Nous avons tous en tête la photo d’Einstein tirant la langue le jour de son soixante-douzième anniversaire. Les Rolling Stones, qui sont encore plus vieux, utilisent une langue tirée comme logo. Le message est clair : si vous souhaitez vivre vieux avec la vitalité intellectuelle d’un Einstein et l’endurance des Rolling Stones, il vous faut tirer très régulièrement votre langue. Le yoga enseigne, effectivement, que plus vous tirez votre langue plus vous allongez votre vie. Certains yogis indiens parviennent ainsi, en tirant la langue vers le haut, à toucher le point entre les sourcils.


L’immortalité n’est pas loin, elle s’obtient, selon la tradition, grâce à la langue qui, but ultime du yoga, absorbera les premières gouttes de l’ambroisie qui vous rendra éternel.

Vers un yoga gastronomique

Avant de se nourrir d’ambroisie, la langue nous nourrit, à travers les aliments, de saveurs dont la combinaison peut être, dans la cuisine indienne, subtile et complexe. La gastronomie indienne est intimement liée au yoga et à l’ayurvéda. En Inde tout est yoga. Les épices, qu’il ne faut pas confondre avec les piments, aboutissent en yoga à une œnologie des saveurs et sont utilisées en ayurvéda comme traitement préventif pour équilibrer les doses.


Le yoga dénombre six saveurs ou rasa que la langue peut distinguer. Le mot rasa peut aussi se traduire par "essence", "sève" et "appréciation". Les six saveurs gustatives de base sont le sucré madhura, l’acide amla, le salé lavana, le piquant tikta, l’amer katu, l’astringent kashaya. Les combinaisons de ces six saveurs sont au nombre de 720 (factoriel de 6 = 6x5x4x3x2= 720). En yoga où l’on dénombre 72 000 nadis, 72 est un chiffre récurant. Le yoga de la langue va alors consister à distinguer ces 6 saveurs ainsi que leurs 720 combinaisons, afin de déterminer la combinaison qui vous correspond. Cette combinaison va apporter une harmonie dans votre tempérament ayurvédique.

Nous sommes, avec ce yoga du goût, loin des intolérances du milieu occidental du yoga en matière nutritive. Traditionnellement dans les Indes anciennes, seuls les brahmanes pouvaient pratiquer le yoga, or les brahmanes sont végétariens. Cela donne ce paralogisme (raisonnement faux qui semble vrai) : ceux qui pratiquent le yoga doivent être végétariens. L’ayurvéda enseigne que chacun doit avoir une nourriture en accord avec le lieu où il vit, correspondant à son tempérament, à l’équilibre subtile des trois dosha qui constituent notre tempérament, ce dernier étant susceptible d’évoluer. Cela signifie que ce qui est bien pour certains, peut ne pas convenir à d’autres. Le plus souvent, ce que vous aimez, à condition d’être produit sur place ou pas trop loin, est en accord avec vous, à condition de ne pas entrer dans des dépendances.

La langue comme poussée fondamentale

Le kurma yoga, ou yoga de la tortue, aborde le travail postural d’une manière originale.

Il part de six poussées, dites fondamentales, qui sont les éléments constitutifs de toutes les postures de yoga.

Il y a « asana » si vous comptabilisez entre trois et six poussées dans votre posture.

Ces poussées concernent les lombes, la nuque, les membres inférieurs, supérieurs, les épaules et enfin la langue. La plupart des postures se font avec khéchari mudra, en appuyant la langue sur le fond du palais. La langue est alors assimilée à ananta, le serpent mythique qui ne possède ni commencement ni fin. Le kurma yoga conseille de tirer quotidiennement la langue, ce qui est, à la fois, excellent pour notre dos et pour notre psychisme, à condition bien sûr de la tirer à quelqu’un, ce à quoi ou ce à qui vous auriez envie de la tirer. Avouez que la société nous offre un vaste choix.
Le kurma yoga conseille de pratiquer khechari dans la plupart des postures.

Khechari mudra

Khechari signifie littéralement « se mouvoir dans l’espace intérieur ». Cette pratique est parfois appelée jihvâ-bandha. Tous les textes classiques, à l’exception du yoga sutra de Patanjali, font référence à cette mudra, mentionnée dans la Dhyana Bindupanisad, le Hatha Yoga Pradipika, la Gheranda Samhita, etc. Il existe plusieurs textes, comme la Khecarividya, uniquement consacré à khechari.
Le rite de khechari consiste à appuyer fortement le dessous du bout de la langue sur le palais mou qui se trouve tout au fond du palais. Il y a là le centre du disque nommé lalana chakra appelé aussi kala chakra. Pour cela, après avoir allongé la langue à force de la tirer, les yogis n’hésitent pas à couper ses freins afin d’atteindre, au delà du voile du palais, le plancher nasal « là où œil et oreille se rencontrent ».

Un yoga de la langue

En sanskrit le mot langue, en tant qu’organe, se dit jihvā. Il existerait en Inde un jihvā yoga ou yoga de la langue qui est parvenu très partiellement jusqu’à nous à travers, entre autre, simhasana appelé aussi bhairavasana, la posture du lion où la langue est tirée vers le bas, bouche ouverte, ainsi que sitali, appelé aussi sheetali, ce pranayama où la langue est tirée en relevant ses deux côtés afin de former un canal sensé filtrer et humidifier l’air inspiré par la bouche. Mais la plupart des postures de la langue se pratiquent bouche close, ce qui fait que nous ne voyons jamais ses mouvements associés aux postures. Lorsque le corps pratique un asana, la langue exécute parfois une contre pose, si le corps exécute une torsion vers la droite, la langue exécute une torsion vers la gauche.

La langue de Kali

La langue la plus emblématique du panthéon indien, est celle de Kali. Dans les Véda, « Kali » était une des sept langues enflammées d'Agni, le dieu du feu. Ensuite elle devint la déesse terrible, shakti de Shiva, déesse du temps kana et de la mort. Sa langue, couleur de sang, à la forme d’un triangle pointé vers le bas. Kali est représentée dans les yantra comme ce triangle pointe en bas qui représente aussi son sexe, symbole de fécondité. La langue pointée vers le haut, celle de khechari mudra, nous renvoie à Shiva méditant dont la silhouette s’inscrit dans un triangle pointe vers le haut. Ainsi le yogi va invoquer Kali ou Shiva selon qu’il pointe sa langue vers le bas ou vers le haut. D’autres positionnements de la langue, ceci étant le domaine du jihvā yoga, permettraient d’invoquer d’autres déités, cette invocation pouvant se faire en récitant les 48 sons de base de l’alphabet sanskrit, plus le visarga et le bindu, avec à chaque fois une juste prononciation. Chaque son dissimule alors non seulement un dieu ou une déesse, mais aussi des charmes, quelques sortilèges, ainsi que tout ce que l’on cherche à comprendre. Le sanskrit est prononcé exactement comme il est écrit et est écrit exactement comme il est prononcé, chaque consonne est suivie d’un « a » discret. Il doit être scandé à voix haute. En articulant les 50 sons de base de l’alphabet vous pratiquez ce fameux yoga de la langue. Malheureusement, la tradition prétend que la véritable prononciation de ces 48 phonèmes est tenue secrète, seuls quelques brahmanes et quelques yogis la connaîtraient et la pratiqueraient. Cette juste prononciation posséderait une force vibratoire capable d’amener le récitant à l’état de samadhi. En combinant ses 48 phonèmes, se forme une infinité de mantra dont la répétition en japa va personnaliser ce yoga de la langue. Un mantra efficace doit être en syntonie avec vous, les oscillations de sa vibration dues au mouvement de la langue doivent correspondre parfaitement à votre propre fréquence.
Les chants védiques, ainsi que les kirtan et autres chants dévotionnels vont avoir la même action sur la langue et sur tout votre être.

Lorsque le yoga a été importé vers l’Occident, avec le succès que l’on sait, nous avons exercé sur lui une censure certaine. Beaucoup d’éléments, pourtant essentiels, n’ont pas été admis. Les pratiques des yogas de la langue en font partie. Il conviendrait aujourd’hui de les accueillir enfin, d’abord parce qu’elles font pleinement partie du yoga, ensuite parce que ces exercices font un bien fou et surtout parce que cela nous permet de sortir de nos conditionnements, ce qui est finalement le but principal du yoga. Donc n’oubliez pas de tirer la langue !