Pierre-Yves Billard
Article à lire dans le numéro 132 de la revue Infos yoga

 

Notre époque est propice aux explications de ce que nous traversons sur nos tapis de yoga : les IRM scannent des méditations, les radiographies imagent les ressentis des yogis consentants à être étudier, en bons cobayes. Aujourd’hui, la science tente la démonstration de ce que les pratiquants savent depuis toujours, dans leurs expérimentations et leurs expériences guidées par leurs instincts profonds.

Le docteur Bates, a été de ceux qui suivent un présentiment pour observer l’anatomie de l’œil pour établir la méthode qui porte son nom. Ophtalmologiste, il se sent démuni d’apporter comme unique solution à ses patients l’équipement en lunettes. Alors, tels les ascètes, il a observé ceux qui regardent, ceux qui voient bien comme flou, net comme déformé, pour établir sa méthode.

Basée sur les principes de la vision naturelle, c’est-à-dire sur les mécanismes physiologiques qui permettent une vue confortable, cette méthode permet à celles et ceux qui la pratiquent de se libérer progressivement de leurs lunettes. Dans sa pratique, la méthode invite à la présence du regard par la discrimination des visions centrales et périphériques et de la perception du mouvement. A l’instar du Yoga, la magie opère si la pratique se vit dans la détente.

La méthode Bates n’est pas une nouvelle forme de yoga, ni de yoga des yeux. Elle n’est tout simplement pas du yoga puisque qu’elle a un but défini : apprendre à voir confortablement. Néanmoins, si on engage son regard dans les principes de la vision naturelle, en oubliant cet objectif, alors l’état de yoga peut émerger.

Il existe des similitudes au yoga dans la démarche du docteur, dans son approche des principes de la vision naturelle.

Tapah-svâdhyâya-îshvarapranidhânânikriyâ-yogah

Au départ, il y a un effort ; guider les yeux, les orienter vers ce qui intéresse. Pour que la vue soit confortable, il ne faut jamais fixer et toujours déplacer les yeux d’un détail à l’autre. Cet engagement s’apparente à tapas, à l’effort soutenu. Puis, de manière innée pour les plus chanceux mais surtout par l’expérience, on apprend à distinguer, à discriminer les détails les plus rapprochés, alors une conscience de la vision s’organise. Petit à petit, on acquiert cette capacité à voir. Une connaissance qui évoque svâdhyâya, la conscience intérieure de soi. Enfin, s’éloigner du but à atteindre pour rester dans la présence de la perception, équivaut à accueillir ce qui vient, à vivre ce qui est, à l’instar d’ishvara pranidhâna, l’abandon à ce qui est. Alors, voir, regarder en suivant les principes de la méthode Bates s’apparente à vivre une posture de yoga.

Sthirashukam âsana

Le docteur Bates insistait beaucoup sur cet engagement qu’on peut, en qualité de yogi traduire par sthira, dans une pratique douce et joyeuse, shuka. L’être humain, au contraire d’un super-héros, n’a pas de lasers naturels. Bien plus chanceux, il est doté de ses yeux qui sont comme deux fenêtres ouvertes sur le monde. La lumière y rentre, jamais n’en sort.

Même si, il y a un effort à orienter et guider les yeux dans ce qu’ils regardent, l’accueil de la lumière est essentiel.

Placer les yeux en conscience complète la pratique de yoga.

Corporellement, le regard aide à aboutir, à finaliser une posture. Accueillir la lumière invite à un recul de la face arrière du corps, à un alignement. Dans les postures debout comme l’arbre, l’équilibre peut être mis à mal s’il y a fixité du regard, car les yeux poussent littéralement vers l’avant. En accueillant ce qu’il y a à voir, la lumière offre son énergie dans l’enracinement. Tel l’arbre, le yogi capte l’énergie lumineuse qui lui donne la force d’engager sa structure au plus profond de la terre, à s’enraciner.

Ouvrir les yeux en conscience, s’intéresser à ce qu’on regarde, ramène au moment présent.

Regarder selon les principes de Bates impose de prendre le temps, de s’accorder à ce qui s’offre visuellement. Il y a alors une disponibilité à accueillir les merveilles du monde, à percevoir, à admirer. La contemplation, à l’instar de la concentration de dharana, guide jusqu’à la présence, à dhyana.

Tout ce qu’on voit est un cadeau de la lumière. L’onde lumineuse rentre en contact avec le sujet pour amener son image jusqu’aux yeux. L’image se réalise alors par la transformation de cette énergie par le cerveau.

Fermer les yeux est un acte essentiel pour mieux voir. Le docteur Bates invite à la pratique du palming, c ‘est-à-dire à recouvrir les orbites oculaires par les mains en forme de dômes pour s’isoler pleinement de la lumière. Au-delà de l’intérêt, non négligeable, de laisser les organes se régénérer, fermer les yeux libère du monde. L’extérieur ne prend plus toute la place, et il se crée un réel espace pour l’intériorité, à pratyâhâra. Quand les yeux se ferment, la perception visuelle reste, elle se vit juste autrement. Une vision qui comme le décrit Baudelaire, donne de la couleur aux notes de musique. C’est une invitation à se tourner vers soi pour y ressentir son essence profonde. Le yogi devient alors témoin de son cosmos intérieur.

Il y a tant à vivre dans le présent en admirant ce qui est. Détailler les aspects du monde, les uns après les autres, amène à la découverte de l’ensemble et invite à changer son angle d’observation. Le champ de vision s’ouvre et n’est plus si limité. La nature nous gâte de ces merveilleux outils, de ces organes de perception visuelle. Pourtant, seuls, les yeux ne servent à rien. On parle de système visuel, car avec les yeux, c’est tout le cerveau qui s’organise pour voir. Serait-ce l’âme qui s’émerveille ?

S’appliquer à voir, à regarder en conscience offre la possibilité de vivre en poète, de reconnaître le beau. D’une technique basée sur l’anatomie, la méthode Bates permet une vision poétique dans la redécouverte du monde. Elle donne la possibilité de s’émerveiller de tout, du Tout.