Cet article est extrait du numéro 111 de la revue Infos Yoga. Parution le 20/02/2017.
Sandkya, les frôlements crépusculaires en yoga nidra
Mathieu
De son ermitage himalayen, Svapnananda, le vieux maître de yoga nidra, fit prévenir ses deux disciples qu'il allait mourir et qu'il voulait leur délivrer un tout dernier enseignement essentiel.
Les deux disciples étaient âgés, Jagratananda habitait Calcutta, Susuptiananda Delhi. Chacun se mit en route. Jagratananda arriva en train jusqu’au pied de l'Himalaya, il gravit, à pied, toute la journée le chemin escarpé et parvint, à la nuit, à l’ermitage, tout à sa joie de revoir enfin Svapnananda et, sans doute, Jagratananda qui devait déjà être là.
Il entra. Son maître dormait sur un lit de corde, assis à son côté Susuptiananda était assoupi. Il ne les réveilla pas, il s’assit de l’autre côté du lit et, fatigué, ne tarda pas à s’endormir. A ce moment son maître s’éveilla et aperçut, émerveillé, ses deux disciples assoupis. Plein de compassion, il se garda bien de les réveiller, ils devaient être épuisés par le voyage.
Il attendit, mais comme il était très âgé, il ne tarda pas à se rendormir. Bien sûr, c’est à ce moment que Susuptiananda s’éveilla et fut ravi de voir que Jagratananda était arrivé, ils avaient tant de choses à se dire tous les trois, il patienta mais s’endormit au moment où Jagratananda s’éveilla....
Cette histoire sans fin, du maître et des deux disciples qui ne se rencontreront plus, est à l’image de votre vie. Vous êtes, en ce moment, en état de veille (jagrata en sanskrit).
Il y a quelques heures (ou minutes) vous dormiez d’un sommeil profond (susupti), vous avez même rêvé (svapna). C’est comme s’il existait trois personnes en vous, trois personnes qui parfois se frôlent mais ne se rencontrent pas, elles se succèdent. Vous êtes, en permanence, coupé en trois, déchiré. De plus, vous ne vous identifiez qu’à un tiers de vous-même. A moins de pratiquer une analyse de vos rêves, vous vous limitez à votre état de veille.
La pratique du yoga nidra propose de vivre les trois états de conscience simultanément, cela commence par l’exploration des chevauchements de ces trois états grâce aux surprenants incidents de frontière qui peuvent se produire lorsque vous passez d’un état à l’autre. Sandkya est un mot sanscrit qui désigne le crépuscule qui sépare le jour de la nuit ou la nuit du jour. En yoga nidra, les frontières qui séparent vos états de conscience sont appelées sandkya, ce que l’on traduit par « état crépusculaire », bien que ce terme possède, en psychiatrie, un tout autre sens.
L’expérience des états crépusculaires peut, parfois, se réaliser en dehors de la pratique du yoga nidra. Le moment le plus propice est celui du passage de l’état de veille à celui de sommeil. Certains insomniaques répugnent à franchir cette frontière. Il vous faut vous glisser dans l’engourdissement du sommeil en conservant une lucidité parfaite.
L’ouverture de la porte du sommeil ne doit pas être guettée, cela créerait une tension qui vous maintiendrait en état de veille. Il faut lâcher prise en restant conscient. Il se produit alors un étrange va-et-vient, un soubresaut, vous êtes encore éveillé et déjà endormi. Ce sont des moments aussi furtifs que magiques, il en résulte une sensation stupéfiante de bien-être.
Les frôlements crépusculaires vous rapprochent de votre « véritable nature », c’est ainsi que le yogi indien nomme l’indicible, le Soi, l’atman, l’âme, sat-chit-ananda. Ces frôlements apportent un bien-être profond. Il ne s’agit pas de la béatitude mais d’un frôlement de cette béatitude, d’un simple grain de riz de béatitude. Il suffit, en effet, de goûter un seul grain de riz pour savoir si le plat est assez cuit, cela ne vous rassasie pas, mais vous donne un avant goût de l’état de yoga.
Dans la pratique intensive du yoga nidra traditionnel, vous n’allez pas passer la frontière, vous allez apprendre à l’habiter, à vivre pleinement ce « no man’s land » pour parvenir à unir les trois états de conscience. Vous allez apprendre à avancer sur ce fameux « fil du rasoir » cité dans la Katha upanishad. Il s’agit, véritablement, de funambulisme, d’un côté l’état de veille, de l’autre l’état de sommeil, les deux s’apparentent à un vide vertigineux et vous devez apprendre à avancer, dans un équilibre précaire, sur le fil sans tomber ni dans le sommeil ni dans l’état de veille. Au début vous oscillerez, vous tomberez bien souvent. Puis avec l’expérience, vous atteindrez votre globalité. Et dès lors vous intégrerez ce quatrième état, nommé turiya.
Turiya est à la fois la somme des trois premiers états et un quatrième état de conscience qui n’a rien à voir avec les trois premiers. L’état de turiya permet de réunir, au sens étymologique du mot « yoga » les trois facettes de ce que vous appelez « Je ». Ce qui permet, enfin, une passionnante rencontre entre celui qui veille, celui qui dort sans rêves et celui qui rêve. Ils parviennent, enfin, à échanger leurs points de vue, leurs expériences, à converser, l’un racontant sa vie de tous les jours et les deux autres leur vie de toutes les nuits. A vous trois vous ne seriez plus jamais seuls, vous ne seriez plus coupés en morceaux, fragmentés, morcelés, limités, éparpillés. Vous connaîtriez enfin la paix. Ayant enfin recouvré votre unité, vous pourrez même la dépasser.
Celui qui parvient à se stabiliser dans l’état de turiya est aussitôt connecté avec l’inconscient collectif que forme ce quatrième état, tous les turiya sont reliés entre eux, ce qui aboutit à une sorte d’internet idéal, sans wifi ni spam, qui fonctionne par intuition. Enfin celui qui parvient à se stabiliser dans l’état de turiya n’a plus peur de la mort, car tout en lui est mortel, sauf turiya. N’ayant plus peur de la mort, il n’a plus peur de la vie non plus.